DONNE NOUS AUJOURD’HUI NOTRE PAIN DE CHAQUE JOUR (M16, 11) (Carême 1996)
Publier le 13 mars 1996
Chers frères et sœurs en Jésus-Christ,
M’inspirant de la lettre de Carême que le Pape Jean-Paul II a bien voulu adresser à l’Église universelle pour cette année 1996 sous le titre Donnez-leur vous mêmes à manger, j’ai voulu, à mon tour profiter de l’occasion pour sensibiliser les fidèles de l’Archidiocèse de Brazzaville sur la misère et la faim qui s’installent progressivement dans notre société, interpellent notre conscience de chrétiens et réclament de notre part une réponse vigoureuse de générosité et de solidarité de peur d’aboutir au sort du riche qui avait négligé le pauvre Lazare qui croupissait devant sa porte (Lc 16, 19-31).
1. La faim et la misère à nos portes
Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que la faim et la misère se sont désormais installées chez nous. Le nombre de quémandeurs d’argent dans la rue a augmenté, venant ainsi s’ajouter aux autres misérables que sont les sinistrés, les malades incapables de payer la moindre ordonnance, les chômeurs, les enfants de la rue. Durant ce temps de Carême, il nous est recommandé de prier le Seigneur afin qu’Il nous accorde la grâce d’ouvrir les yeux sur cette misère qui nous entoure et de chercher les solutions concrètes susceptibles de soulager nos frères et sœurs en difficulté.
2. Congolais, soyons nous-mêmes les bienfaiteurs de nos concitoyens.
Habitués depuis longtemps à recevoir l’aide des Occidentaux, nous avons malheureusement acquis une mentalité de perpétuels assistés qui a paralysé en nous les réflexes de générosité et d’assistance par rapport aux personnes démunies. Nous sommes devenus insensibles et indifférents au malheur qui frappe nos frères et sœurs. Mais, ne nous faisons pas d’illusion. L’Occident compte aussi ses propres chômeurs et ses propres sinistrés. L’heure est donc venue de compter sur nos propres forces et d’organiser le peu dont nous disposons pour venir en aide à ceux qui souffrent Soyons nous-mêmes les bienfaiteurs de nos concitoyens.
3. Des ressources mal exploitées
Depuis bientôt trente-six ans, en effet, que nos pays ont acquis leur indépendance, je suis surpris et scandalisé d’entendre dire souvent de la bouche des Africains et mêmes de nos Dirigeants que les Colons nous ont exploités et volé nos richesses naturelles. Est-il vrai qu’ils ont tout pris et ne nous ont rien laissé ? Or elle est toujours là notre terre si fertile et notre forêt équatoriale luxuriante aux essences variées qui regorgent, dit-on, des richesses minières et pétrolières, qu’on est malheureusement en train d’hypothéquer à vil prix, on ne sait pour l’intérêt de qui ou de quoi ! Allez voir comment sont ravagées les forêts de Mossendjo, de Bangou et de Ouesso. Dans dix ans on n’en parlera presque plus. C’est le Congo paraît-il qui en récolte les fruits, et le peuple a faim. Si ces forestiers dévastateurs pouvaient le payer par des routes bitumées, ce sera une belle compensation.
Par ailleurs, presque tous les pays développés ont décollé leur économie par le travail de la terre, et l’industrie a suivi après. Les beaux slogans qu’on nous a criés depuis le Monopartisme l’agriculture, priorité des priorités, sont restés sans effet ; les belles plaines du Niari sont retombées en friche ; les rizières, les plantations de café et de cacao sont abandonnées faute de marché et de routes pour évacuer les produits vers les centres de commerce.
D’où l’exode rural qui vient aggraver la situation de crise dans les villes, où presque toutes les rues sont devenues des marchés de produits manufacturés ou de masola. Il apparaît qu’il y a plus de vendeurs que d’acheteurs. Ce qui est un signe évident de crise économique accentuée par la cruelle dévaluation du CFA. Le pays ne fait que s’appauvrir de jour en jour alors que nos ressources naturelles sont là, mal exploitées ou mal utilisées.
4. « Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour »
Ce verset de la prière du Notre Père que le Seigneur Jésus nous a apprise par les Apôtres, est à coup sûr une planche de salut.
Il nous apprend à ne jamais désespérer de la vie quand nous avons faim, mais de toujours compter sur Dieu, notre Père des cieux, qui sait nourrir les oiseaux du ciel et habiller admirablement les fleurs des champs (Le 12, 24.27).
Mais notre prière ne nous invite pas à attendre ce pain de chaque jour tomber du ciel comme la manne au désert qui avait nourri les Hébreux. Elle nous incite à mettre en vigueur la parole de Dieu à Adam et Ève : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3, 19). Ce que Saint Paul répète avec sévérité aux Thessaloniciens flâneurs et paresseux : « si quelqu’un ne veut pas travailler qu’il ne mange pas non plus » (2Thes 3, 10).
Nous sommes heureux de constater un peu partout qu’on insiste dans l’éducation scolaire et particulièrement des jeunes sur le fait de savoir se prendre en main. Ce qui veut dire que chacun doit chercher à faire quelque chose soi-même pour vivre, au lieu de compter toujours sur les autres : les parents, l’État ou l’Étranger.
Sur le plan de la société, il faut s’organiser en groupes pour développer l’économie. Les Responsables Politiques et les Dirigeants du pays seront les premiers quant à l’organisation et à l’utilisation du bien public pour une distribution équitable du patrimoine national. Et que tous les chrétiens emboîtent le pas. Ainsi on évitera d’assister au spectacle désolant des citoyens qui mendient alors que d’autres se vautrent scandaleusement dans les richesses et le gaspillage.
Dans cette prière : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour », nous ne devons pas oublier que l’homme étant pluridimensionnel, la nourriture à lui donner ne se réduit pas seulement au pain matériel, mais s’étend à la formation intellectuelle, morale et spirituelle. La grandeur d’un peuple consiste moins à savoir manipuler les armes de guerre qu’à démontrer ses capacités d’intelligence, de sagesse et d’amour quant à la maîtrise des problèmes élémentaires de santé, de nourriture et de logement qui touchent directement à la dignité humaine.
5. Église-famille et solidarité
Dans ma Lettre Pastorale de Carême 1989 intitulée SOLIDARITÉ ET PAIX DEVANT LA TEMPÊTE DE LA CRISE, au chapitre 2, j’avais déjà proposé une solidarité à deux niveaux :
« Il s’agit tout d’abord de prendre conscience de la gravité de la situation actuelle, de la comprendre grâce à un effort pénétrant d’analyse pour déceler les causes réelles qui l’ont provoquée et découvrir toutes les possibilités de dépassement qui se présentent à nous. Sûrs de l’appui de la Providence, nous nous refusons à toute attitude de démission, de résignation et d’apathie contraire à la vocation chrétienne et qui ne se laisse abattre par aucune finalité. Nous soutenons donc tous les Responsables, à quelque niveau que ce soit, qui déploient leurs efforts en vue de chercher une issue heureuse à la crise.
Il s’agit ensuite d’inventer de nouvelles formes de partage, de libérer la créativité, de stimuler et d’aider l’esprit d’entreprise et de participer activement à la lutte contre le chômage et la mendicité. Parmi les formes de partage à encourager nous citerons, entre autres, le partage des biens (nourriture, médicaments, vêtements, etc.) mais aussi le partage des compétences pour une meilleure promotion des uns et des autres au sein de notre Église et de notre société ».
Beaucoup de Congolais ont calqué leur bonheur sur l’idéal occidental du chacun pour soi, Dieu pour tous, oubliant que dans la mentalité africaine du mbongui et dans la logique chrétienne de l’amour fraternel on ne peut pas devenir heureux tout seul. Membre du corps du Christ, le Seigneur a besoin de mes pieds, de mes mains, de ma voix, de mon cœur, de mon intelligence, de ma présence et de mon amour pour s’incarner aujourd’hui dans notre monde et continuer son œuvre de salut. Et le Seigneur Jésus lui-même nous rappelle dans l’Évangile que « ce que nous aurons fait au plus petit de nos frères, c’est à Lui que nous l’avons fait » (Mt 25, 40).
Et l’apôtre Jean ajoute, dans sa première lettre : « N’aimons pas seulement en paroles mais en actes » (lJn 3, 18). A quoi servirait en fait une prière qui n’aboutirait pas à l’action ? Cet engagement concret du chrétien dans le développement social de l’homme est aussi fortement recommandé par le Pape Jean-Paul II dans son Exhortation Ecclesia in Africa : « “Le développement humain intégral de tout homme et de tout l’homme, spécialement des plus pauvres et des plus déshérités de la communauté se situe au cœur de l’évangélisation. Entre évangélisation et promotion humaine, développement et libération, il y a des liens profonds » (n °68).
Et à ceux qui réduisent la vie chrétienne uniquement au culte, Saint Jacques n’a pas honte de dire : « Prouve-moi ta foi sans les œuvres et moi, je tirerai de mes œuvres la preuve de ma foi » (Jc2, 18).
6. Dieu est amour et tendresse
« Dieu est Amour », ne cesse de nous répéter Saint Jean (lJn 4, 8). Tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes est d’une certaine manière un don de sa Providence. Chez Lui, tout est grâce. En tant que chrétiens, et donc enfants de Dieu, la générosité et la compassion qui nous sont exigées ne sont pas un à-côté de notre foi chrétienne, c’est une imitation de la miséricorde de notre Père : « Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux » (Mt 5, 48).
7. La formation morale et spirituelle de la société congolaise
La charité que nous prônons dans ce document a besoin d’un cadre moral et spirituel solide pour s’exprimer : si nous ne savons pas défendre le respect de la personne, ainsi que la pudeur, nous ne réussirons pas à préserver sa dignité. C’est en ce sens que la banalisation et la vulgarisation des préservatifs dans les kiosques de Brazzaville et ailleurs avec le souci, semble-t-il, de lutter contre le Sida, risque plutôt d’inciter surtout les jeunes et les enfants au dévergondage si on ne l’accompagne pas d’une leçon de morale, en répétant par exemple que le meilleur moyen d’éviter ce fléau est la fidélité conjugale et la continence ou l’abstinence sexuelle.
Ces paroles tirées d’une homélie de Monseigneur Anatole Milandou, Évêque de Kinkala, peuvent servir de méditation pour tout Éducateur digne de ce nom : « Un bon Éducateur met en valeur les trésors de générosité, d’effort, de maîtrise de soi et de don de soi qui se trouvent enfouis chez les jeunes : c’est en cela qu’il forme leur caractère et leur personnalité. S’il les néglige et les tue, il les ravale au rang des bêtes ». La formation morale et spirituelle fait aussi partie de ce pain et de cette nourriture à dispenser à notre peuple pour éviter qu’il ne soit pas spirituellement et moralement sous-alimenté et sous-développé
8. CONCLUSION
Au terme de nos réflexions sur la charité fraternelle qui doit caractériser ce temps de Carême, nous espérons que cette Exhortation suscitera plusieurs initiatives coordonnées par nos Caritas Paroissiales et les ONG congolaises en vue de soulager la misère qui traîne devant nos portes. N’attendons pas pour agir, car le temps presse. Qui donne au pauvre, prête à Dieu, ne l’oublions pas. Ainsi quand nous prions dans le Notre Père : Donne-nous aujourd‘hui notre pain de chaque jour, apprenons nous-mêmes à le donner ce pain à ceux qui en ont besoin, après l’avoir gagné par notre travail. C’est en ce sens que nous serons les vrais fils de notre Père céleste.
Monseigneur Barthélémy Batantu, Archevêque de Brazzaville,
Carême 1996,
Brazzaville, le 13 Mars 1996