L’ÉDUCATION DES ENFANTS (CARÊME 1974)
Publier le 22 février 1973
L’ÉDUCATION DES ENFANTS
CARÊME 1974
Frères et Sœurs dans le Christ, l’époque que nous vivons est passionnante !
Tous, nous assistons à des transformations des conditions de vie, à des possibilités inouïes pour l’homme de maîtriser l’univers, à un progrès immense de la science et des techniques qui font notre admiration et nous portent à l’enthousiasme.
Avec cette évolution du monde, rapide, extraordinaire, se développent des faits nouveaux : les moyens de communication, par exemple, qui font prendre conscience à l’homme de sa dimension universelle ; les possibilités inouïes révélées par la conquête de la lune. Toutefois, ces faits nouveaux demandent à l’homme de s’asseoir et de réfléchir, car ils comportent un danger, un risque dont nous devons mieux prendre conscience pour pouvoir le dominer.
Parmi tous ces faits nouveaux, il en est qui s’impose à nous, Congolais, avec force et netteté : celui de l’éducation des enfants et des jeunes. Il n’est pas trop fort de dire que nous assistons, ici dans notre pays, comme dans beaucoup d’autres pays, à une ‘’véritable marée des jeunes’’. Je pense que c’est notre devoir à tous : évêque, prêtre, religieux et religieuses, éducateurs, enseignants, responsables des mouvements de jeunes, laïcs, de nous asseoir calmement et durant tout ce temps de Carême, temps de prière, de lumière, de conversion, de faire le point, de prendre ce problème à bras le corps et d’y apporter, chacun à sa place e selon sa mesure, la solution ou les solutions simples, pratiques, efficaces qui s’imposent.
C’est dans ce but que je m’adresse à vous tous qui avez une part importante dans l’éducation des enfants, à vous aussi les jeunes des CEG et des Lycées, pour que cette Lettre de Carême soit lue, discutée, méditée, non pas comme une simple parole humaine, mais comme cette Parole de Dieu « vivante, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, qui pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles et qui peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (Heb 4, 12).
Les Faits
Asseyons-nous un moment pour regarder les faits tels qu’ils se présentent à nous. Ce sont d’abord les chiffres :
Notre pays a une population de 1 million d’habitants. Sur ce million d’habitants :
- 200 000 enfants d’âge non scolaire, soit 20%
- 250 000 enfants à l’école primaire, soit 25%
- 60 000 jeunes dans les secondaires technique normale supérieur, soit 6%
- 100 000 jeunes de 20 à 25 ans, soit 10%
- 350 000 adultes, soit 35%.
Un jour, me trouvant dans une réunion, je me suis livré à cette petite enquête : j’ai demandé aux 32 hommes adultes qui participaient à cette réunion combien ils avaient d’enfants vivants. En faisant la somme de tous ces enfants, c’est au chiffre impressionnant de 116 que nous avons abouti. 116 enfants pour 32 adultes hommes. Ceci fait presque 4 enfants par adulte masculin. Il y a seulement 30 ans c’étaient 2 enfants par adulte masculin.
Les chiffres parlent. Ils s’imposent à nous avec force et je ne crois pas exagérer de redire que nous assistons à ‘’une véritable marée de jeunes’’.
Voici du reste un autre exemple rapporté par l’un d’entre nous : au Lycée Chaminade il y a, cette année, 6 classes de terminales de 260 élèves. En 1958, il n’y avait qu’une classe de terminale avec 4 élèves pour ce même Lycée.
Devant ce phénomène, quelles sont nos réactions à nous les adultes ? Tout au long de cette année, en vous écoutant avec bienveillance les uns et les autres, j’ai été frappé d’entendre très souvent les mêmes mots : ‘’Nous sommes débordés ; les enfants n’obéissent plus ; les enfants ne travaillent plus ; les enfants n’écoutent plus personne ; nous ne savons que faire…’’ Si c’est la voix des enseignements, c’est la même chose : ‘’De notre temps les études, c’était quelque chose, maintenant les élèves ne savent plus rien, ne travaillent plus, n’obéissent plus’’. Et tous, nous rejetons la faute sur l’autre : ‘’C’est la faute des enseignements’’, disent les parents. ‘’C’est la faute des parents’’, disent les enseignements ; et tous, à bout d’argument : ‘’C’est la faute de l’État’’.
Vous comprenez facilement que c’est trop facile de rejeter la faute sur un autre. Aurions-nous oublié cette sagesse ancestrale : Wa kuma kilauki, luata m’lele ; que Jésus lui-même a repris dans son Évangile : « Lorsque tu veux enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère, commence par enlever la poutre qui est dans le tien » (Mt 7, 3-5).
Véritable marée des jeunes, enfants livrés à eux-mêmes sans discipline et cadres, rejet de la responsabilité les uns les autres, les conséquences d’un tel état de fait sont graves. Monseigneur Théophile MBEMBA, peu de temps avant sa mort, nous mettait en garde contre la généralisation de l’avortement. Combien de jeunes cherchent dans les premiers mois de la conception à faire disparaître la vie qu’ils portent. Combien de jeunes galvaudent, trahissent ce don merveilleux que Dieu nous a donné : celui de transmettre la vie ! Vous comprenez pourquoi cela ne peut durer, qu’il nous faut nous arrêter et ensemble réfléchir et chercher les solutions pratiques que nous pouvons tout de suite apporter. Aussi je vous invite à vous asseoir, simplement, calmement, sans esprit de parti ou de polémique, je vous invite à réfléchir et à faire la lumière. Quelles sont les causes de tous ces faits ? Que pouvons-nous faire ? Quelles consignes votre Évêque peut vous donner ?
Les Causes
Au début de cette Lettre, je vous disais que nous assistons à de nombreuses transformations. Avons-nous assez réfléchi sur ces transformations pour les comprendre et les analyser ? C’est ce que je veux faire avec vous maintenant.
Autrefois, un enfant naissait dans une famille vaste, large, étendue : le clan. C’est dans cette ambiance familiale que l’enfant se développait. Toute son éducation consistait à lui apprendre, d’une part, la sagesse et les coutumes transmises par les ancêtres et véhiculées par les anciens, d’autre part, à connaître, à apprendre tous ces liens qui le rattachaient à sa famille et à son clan. Sa plus grande fierté, sa plus grande joie était de pouvoir prononcer ses mvila : Me mwana… musi…, m’tekolo…. Toute cette éducation en faisait un être social ayant conscience d’appartenir à une famille, d’en recevoir aide et assistance, d’y assurer une fonction primordiale : celle de transmettre la vie. Wa ba na kanda, ka mputu’ako.
C’est au mbongui que l’enfant recevait conseils et avis. Tous, vous en avez le souvenir, quelquefois nostalgique, de cette ambiance extraordinaire qui régnait au mbongui. Depuis notre plus petite enfance, nous restons marqués par ce que nous avons appris, découvert, vu, écouté au mbongui où nos parents se rassemblaient et où arrivaient et étaient discutées toutes les nouvelles de la famille, de la ville et même du monde. Le mbongui c’était ‘’l’âme’’ du village et c’est au mbongui que l’enfant recevait la plus grande part de son éducation.
Que nous le regrettions ou non, nous sommes bien obligés de constater que le mbongui a disparu. De temps en temps, il revit à l’occasion de grands événements (matanga), ou bien à l’occasion de maladie ou de difficultés familiales pour la confession, mais ce n’est plus cet endroit privilégié où le jeune apprenait des anciens, des chefs ce qu’il devait savoir pour être un homme. Avec le mbongui disparu, c’est aussi toute une méthode d’éducation, c’est un certain nombre de coutumes qui disparaissent aussi.
Le mbongui est mort… mais par quoi a-t-il été remplacé ?
Nous sommes bien obligés de reconnaître que jusqu’à présent rien n’a été mis en place pour faire revivre, sous une forme nouvelle, ce lieu privilégié où l’enfant pouvait grandir et se développer.
Il y a l’école, avec tout l’effort entrepris pour adapter programme et horaire, et à notre civilisation propre de bantou et au monde moderne, scientifique.
Il y a nos mouvements de jeunesse : pionniers et UGEC où les jeunes peuvent développer leur sens de l’effort, leur soif d’amitié et leur goût de l’entreprise.
Il y a nos communautés paroissiales qui cherchent à créer, développer ce sens de l’amitié, de la confiance et de la réflexion dont les jeunes ont besoin.
Mais il y a aussi les bars, le cinéma, la presse, les livres, les revues, toutes chose bonne, mais comme toute entreprise humaine marquée par le mal et qui bien souvent détruisent ce que l’école, le mouvement de jeunesse, la communauté paroissiale ou le foyer essaye d’inculquer à l’enfant.
Où le jeune a-t-il appris à jeter une branche à la tête de sa maman qui lui demande un service… ? Où le jeune a-t-il appris à se vêtir d’une façon souvent scandaleuse ? Où le jeune a-t-il appris à refuser d’aller chercher des médicaments pour son père gravement malade parce qu’il lui faut faire quelques kilomètres à pied… ?
Où ? Dans nos mouvements de jeunes, dans nos écoles, dans nos paroisses, dans nos foyers ? Non ! Nous le savons très bien. Où… ? Si ce n’est dans tous ces lieux où le jeune livré à lui-même laisse s’épanouir tous ses penchants à la haine, à la volonté, à l’immoralité qui existe depuis que le monde est le monde et que l’éducation cherche justement à corriger, à canaliser, à dominer, à rejeter.
La disparition du mbongui me semble être une des causes les plus importantes de ces difficultés rencontrées pour éduquer nos enfants. Il y en a d’autres : psychologiques, économiques ou sociales. Je ne chercherai pas à les passer toutes en revue, je veux simplement en faire ressortir quelques-unes qui nous aideront à faire lumière et à mieux comprendre.
L’urbanisation
Il y a un phénomène d’urbanisation. Notre capitale compte plus de 200 000 habitants, Pointe-Noire près de 150 000, Jacob-Dolisie 25 000 et tout le long de la voie ferrée de petites villes prennent naissance. Je ne pense pas dire d’erreur en affirmant que plus de la moitié de notre population vit en ville. Au cours de discussion avec vous, j’ai toujours été frappé par votre volonté de vouloir habiter en ville et par votre refus de revenir vous installer en brousse.
La ville c’est très bien. Mais vos enfants y apprennent tout : le meilleur et le pire. Ils y apprennent tout à la fois, à aimer et à servir et à se servir. Plus encore qu’en brousse, plus encore qu’autrefois, ils ont besoin d’une âme, d’un mbongui, des parents qui aident ses jeunes facultés à se développer dans le sens de la dignité et du respect de la personne.
La promotion humaine
Il y a aussi la promotion de l’homme et de la femme. Autrefois, pour avoir droit à la parole au mbongui, il fallait avoir de l’âge, de l’expérience, des cheveux blancs. Maintenant, et c’est un bien, vous cherchez à prendre vos responsabilités le plus vite possible, vous cherchez à vous dégager de l’emprise de la famille sans toujours y arriver, vous cherchez à réaliser une certaine autonomie de votre foyer. Tout cela est très bien, si l’enfant est entouré, protégé, élevé. Trop souvent, dans cette promotion humaine c’est l’enfant qui est délaissé. Il est livré à lui-même, vit chez l’un, chez l’autre, chez l’oncle, la tante et finit par perdre tout contact avec ses parents et, par le fait même, les parents, tout contrôle sur leurs propres enfants.
La contestation
Il y a un fait universel : la contestation. Dans notre pays, cette contestation est encore aggravée par la disproportion qui existe entre vous et vos enfants. Vous éprouvez comme un complexe d’infériorité devant vos enfants sous prétexte que vous n’avez pas le même niveau d’instruction qu’eux. Lui, le jeune, il est en 5ème, 4ème, 3ème, et vous, vous n’avez qu’un petit bagage intellectuel. Aussi éprouvez-vous des difficultés pour vous faire obéir, pour les comprendre.
Le progrès
Il y a le progrès, combien minime, petit, face à tous nos besoins. Mais enfin que l’enfant aille à Brazzaville ou à Pointe-Noire, il y a là des magasins qui lui proposent le stylo, le cahier, la montre, le vêtement que son camarade porte déjà et dont il a tant envie. L’un d’entre vous m’a rapporté le fait suivant : allant acheter un tube d’aspirine dans une pharmacie, il a été véritablement estomaqué de voir une femme acheter pour plus de 100 000 francs de produits de beauté. Comment voulez-vous que sa fille, la camarade de sa fille, tous les camarades du CEG n’en aient pas eux aussi, envie !
Les causes de toutes ces transformations sont donc nombreuses. Nous vivons une époque de transition : tout un passé disparaît, toute une manière de vivre, de penser, d’agir se font jour petit à petit qui réclament de chacun d’entre nous une attention et une réflexion pour pouvoir répondre à nos responsabilités d’éducateurs. C’est un peu de cela que je veux vous entretenir maintenant.
Que faire ?
Pouvons-nous faire quelque chose… ? C’est la question que la plupart d’entre vous se pose avec une certaine angoisse. Permettez-moi d’y répondre avec force, avec autorité, il y a quelque chose à faire, il y a quelque chose à faire tout de suite ! Celui qui ne se met pas tout de suite au travail, celui-là n’est pas un vrai Congolais, celui-là n’est pas un fils de l’Église. Cela il faut le dire, il faut le répéter à temps et à contre temps, il faut le dire dans tous les lieux où vous vous réunissez. Je manquerais à mon devoir si je ne vous parlais pas ainsi avec force et fermeté : il y a quelque chose à faire.
Dieu nous a donné une intelligence ; nos ancêtres nous ont légué une sagesse que beaucoup nous envient. Asseyons-nous un moment, un long moment, asseyons-nous en famille, asseyons-nous en paroisse ; asseyons-nous et commençons par faire la lumière et réfléchir.
Dieu nous aide
Saint Paul dans sa Première Épître aux Corinthiens dit :
« Aucune tentation ne nous est survenue qui passât la mesure humaine. Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation Il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter » (1 Cor 10, 13)
La tentation est une épreuve, une souffrance qui nous arrive. Chaque fois qu’une épreuve, qu’une souffrance nous surprend, à chaque fois le Dieu fidèle vient nous aider à la surmonter, à la supporter.
Mettre au monde un enfant, n’est-ce pas une épreuve, une souffrance ? Et quelle souffrance, celle qui dure toute une vie. Vous le savez mieux que moi, vous parents, qui cherchez à élever vos enfants du mieux possible : l’éducation est une rude épreuve, une tâche rude, délicate, difficile. Les Français ont un beau proverbe : ‘’Petits enfants, petits soucis – grands enfants, grands soucis’’. L’éducation est un véritable enfantement et qui dure toute la vie, c’est une épreuve. Comme le dit si bien Saint Paul, Dieu nous donne dans cette épreuve, et les moyens de résoudre nos problèmes d’éducation et la force de les surmonter.
Cela me semble être une de ces Vérités fondamentale, simple, tellement simple que nous oublions de la regarder en face et d’y prêter attention. Croyons-nous, croyons-nous de toutes nos forces à cette aide divine, à cette assistance divine dans notre tâche d’éducateurs ?
L’éducation c’est l’affaire de tous
Après Saint Paul, relisons le paragraphe de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme concernant l’éducation des enfants :
§ 26, 1 : « Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé : l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. »
2 : « L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personne humaine et au renforcement du respect des Droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. »
3 : « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. »
Tirons ensemble quelques conclusions de ce texte :
L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personne humaine. C’est dire que l’éducation n’a pas pour cadre unique l’école : ce que nous pensons trop souvent. Il ne s’agit pas de se débarrasser sur les enseignants d’une responsabilité qui nous incombe à nous, parents. L’éducation c’est toute la vie de l’enfant, c’est la maison, c’est la paroisse, c’est le mouvement de jeunes, c’est le terrain de sport. L’éducation c’est aussi les parents, les enseignants, les responsables des mouvements de jeunes, c’est nous tous ensemble unis dans une tâche commune : celle de donner à ces enfants leur plein épanouissement qui fera d’eux des personnes conscientes, libres, responsables et sachant vivre en société.
L’éducation revient en propre aux parents qui doivent pouvoir jouir de la liberté et donner à leurs enfants l’éducation qu’ils souhaitent. C’est l’affirmation de la liberté religieuse inscrite au fronton de notre Constitution et qui s’inscrit chaque jour dans les faits par une collaboration effective et respectueuse au niveau des écoles et des Paroisses.
Il faut lire aussi dans les textes du Concile de la déclaration sur l’Éducation chrétienne. Deux paragraphes me semblent intéressants à mettre sous vos yeux :
§3a : « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et à ce titre doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs. Le rôle éducatif des parents est d’une telle importance que, en cas de défaillance de leur part, il peut être difficilement supplée. C’est aux parents, en effet, de créer une atmosphère familiale animée par l’amour et le respect envers Dieu et les hommes, telle qu’elle favorise l’éducation totale, personnelle et sociale de leurs enfants. La famille est donc la première école des vertus sociales nécessaires à toute société. »
La responsabilité de l’État
Vous tous qui lisez ou écoutez cette Lettre, retenez ces mots : ils sont la clef du problème. Au mbongui de nos ancêtres, il s’agit de substituer un autre mbongui : celui de la famille, celui du foyer. Père, mère, enfant doivent ensemble recréer dans des formes nouvelles, adaptées à notre temps, cette âme, ce mbongui qui a façonné les générations anciennes et dont nous ressentons durement la disparition :
§ 3b : « La tâche de dispenser l’éducation revient en premier lieu à la famille, requiert l’aide de toute la société. Outre les droits des parents et de ceux des éducateurs à qui ils confient une partie de leur tâche, des responsabilités et des droits précis reviennent à la société civile en tant qu’il lui appartient d’organiser ce qui est nécessaire au bien commun temporel. »
Le rôle de l’État est aussi très important : il est le gardien du bien commun. Cela aussi, il faut le dire. Que ce soit pour la protection des bâtiments scolaires, que ce soit pour l’organisation des Associations de parents d’élèves, que ce soit pour les Mouvements de jeunes, que ce soit surtout pour l’établissement des programmes, la formation des enseignants, des éducateurs, son rôle est de premier ordre et il attend de chacun d’entre nous une collaboration loyale, sincère ; efficace dans le souci de servir le bien commun.
Et de l’Église
Famille, Société Civile sont parties prenantes dans cette œuvre d’éducation. L’Église aussi, comme l’indique ce même texte :
§ 3c : « Les tâches éducatives concernent enfin, à un titre tout particulier, l’Église… parce qu’elle a pour fonction d’annoncer aux hommes la voie du salut, de communiquer aux croyants la vie du Christ et de les aider par une attention constante à atteindre le plein épanouissement de cette vie du Christ. »
Famille, Société Civile, Église, voilà les trois forces qui concourent à la formation, à l’éducation des enfants. Je veux vous signaler un danger auquel nous devons faire attention et combattre de toutes nos forces : le cloisonnement. Chacun chez soi, chacun pour soi : la famille sans ouverture avec la Société Civile ou l’Église, la Société Civile sans collaboration avec la famille ou l’Église, l’Église elle-même sans dialogue avec la famille ou l’État. Cet état de fait n’est pas chrétien, ce n’est pas l’Évangile. De plus, les enfants, les premiers intéressés ne connaissent pas ce cloisonnement. Ils sont membres d’une famille, ils sont aussi citoyens de notre pays, ils sont aussi fils et filles de l’Église. Ils réclament donc de nous une collaboration franche, loyale, désintéressés. Je vous invite donc, à partager vos responsabilités d’éducateurs, à collaborer à tous les niveaux selon les moyens et les aptitudes de chacun, dans le respect mutuel du domaine propre de chacun, pour que nos enfants, nos jeunes puissent profiter à plein de la diversité de nos compétences et découvrent dans cette collaboration entre tous ce sens du bien commun si important pour un homme qui veut être responsable.
Pour qu’une collaboration soit effective, il faut au préalable que chacun des partenaires sache ce que l’autre a à lui apporter, ce qu’il pense, ce qu’il croit, ce qu’il fait. En terminant ce paragraphe où nous cherchons ensemble à faire la lumière et à trouver des solutions, je veux simplement proclamer clairement ce que je pense moi, votre Évêque, placé par Dieu à la tête de ce diocèse pour en être en son Nom le ‘’Pasteur’’, c’est-à-dire le guide, l’éducateur.
Notre profession de foi
Je pense que Dieu est le Premier, le Grand, le Seul Éducateur. De même que Saint Paul nous apprend que toute paternité vient de Dieu (Eph 3, 14), que Saint Jean nous dit que toute autorité vient de Dieu (Jn 19, 11), de même, toute œuvre d’éducation vient de Dieu. Tout éducateur doit puiser en Dieu sa pédagogie, son intelligence, sa force, parce que Dieu est seul capable de rendre l’homme libre, responsable, capable d’aimer. Toute la Bible n’est qu’une grande fresque montrant, à travers les événements historiques les plus divers, la manière de faire de Dieu. Que ce soit la déportation, la richesse ou l’opulence, la division, la prison, la domination étrangère, tout dévoile le plan de Dieu, la pédagogie de Dieu. Quand je lis la Bible, c’est toujours Dieu que je découvre, Dieu qui m’apprend à me former moi-même, et à aider mes frères les hommes à se former.
Je crois, je pense, je suis certain que Jésus-Christ est le Grand Éducateur. Nous avons coutume de l’appeler le Libérateur, le Sauveur. Je crois qu’Il nous enseigne ainsi ce que doit être un éducateur : un libérateur, un sauveur.
Je le regarde avec ses Apôtres : des hommes comme nous, avec leurs qualités, leurs défauts, leurs aptitudes. Pendant trois ans, Il les prend avec Lui, Il les écoute, les enseigne, les forme. Il cherche à dévoiler à chacun le meilleur de lui-même, Il les rend capables d’affronter des situations difficiles. Il n’est jamais abattu, écrasé, découragé devant leurs incertitudes, leurs refus, leurs peurs. Avec une patience infinie, Il les reprend, les corrige, les amène petit à petit à cet épanouissement de leur personnalité qui se manifestera au grand jour à la Pentecôte. A certains jours, Il est dur : « Arrière Satan, tes pensées ne sont pas celles de Dieu » (Mt 16, 23) ; à d’autres, Il est tout proche, Il leur enseigne sa manière de faire (cf. Mt 13, 10), Il sait être très bon et attentif à leur besoin : « Reposez-vous » (Mc 6, 31), et surtout, Il paye de sa personne dans cette scène magnifique du lavement des pieds où Il nous dit que tout vrai éducateur doit être le serviteur de ceux qu’il veut éduquer.
Je regarde aussi Jésus avec les forts, les puissants, les orgueilleux, les menteurs : Il est sans faiblesse, Il les connaît bien : ‘’Malheur à vous…’’
Je regarde Jésus avec tous les hommes qu’Il rencontre : un Nicodème, une Samaritaine, une Marie-Madeleine, sa Mère la Vierge Marie. A chaque fois, j’y découvre l’Éducateur : celui qui révèle l’homme à lui-même : « Une seule chose te manque, va, vends tout, et puis viens et suis-moi » ; celui qui démasque l’erreur, le mensonge, celui qui révèle des richesses cachées : « Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé. »
Je regarde Jésus, et j’y découvre le ‘’Bon Pasteur’’, qui donne sa vie pour ses brebis. C’est pourquoi, je ne peux que reprendre à mon compte ce cri du cœur du Pape Paul VI dans son Message de Noël de 1970 : « Il ne peut y avoir d’humanisme vrai, fécond, sans Jésus-Christ. »
Certains, beaucoup sans doute, me diront : ‘’Mais nous ne sommes pas Jésus-Christ, mais nous n’avons pas ce don de lire dans les cœurs, cette patience, cette bonté…’’ Oui, c’est vrai : Nous sommes pécheurs ! Mais je vous le redis avec force : en même temps que Dieu nous donne la capacité de transmettre la vie, en même temps Il nous donne aussi la force, l’intelligence, la patience, la bonté pour élever cet enfant. Il est vraisemblable que si nous portions plus souvent notre responsabilité de parents, d’éducateurs devant Dieu dans la prière, nous serions plus à même de faire face à nos tâches d’éducateurs.
Voilà, frères et sœurs dans le Christ, ce que votre Évêque pense, croit, et cherche à vivre chaque jour avec la grâce de Dieu. Dans cette collaboration indispensable entre nous tous, vous savez maintenant quelle lumière, quel message, quelle aide l’Église peut et doit vous apporter.
L’Éducation est un enfantement
Nous nous sommes assis, nous avons réfléchi, nous avons lu quelques textes, nous avons regardé Jésus-Christ, quelles conclusions pouvons-nous en tirer. Des conclusions toutes simples, que vous avez déjà, qu’il est utile de se redire souvent :
Éduquer signifie : faire sortir de. Ce qui revient à dire que toute œuvre d’éducation est un enfantement qui commence au jour de la conception pour ne se terminer qu’avec la mort. Vous parents, de part la volonté de Dieu, vous êtes ses collaborateurs pour que cet embryon, cet enfant qui ne sait que boire, dormir, pleurer, sourire, devienne un homme, un homme conscient, capable de découvrir en lui et autour de lui les valeurs qui l’aideront à vivre en homme ; un homme libre que ni la peur, ni la haine, ni la violence, ni son passé, ni sa race n’enchaîne ou n’entrave, mais au contraire qu’il devienne chaque jour plus libre, libre pour aimer Dieu et aimer ses frères, tous ses frères ; un homme responsable qui saura à son tour prendre sa place dans la vie familiale, dans la société, dans l’Église ; un homme social qui aura compris qu’il n’est pas bon d’être seul, mais qu’il nous faut vivre en société avec ses frères et collaborer avec eux au bien de tous.
Enfanter un homme conscient, libre, responsable, social, capable d’aimer, voilà l’œuvre d’éducation que nous avons tous à réaliser ensemble : famille, État, Église dans le respect mutuel de nos droits et de nos devoirs dans la seule volonté de former des hommes.
Nous pensons, nous fils et filles de l’Église, que la tâche la plus difficile, la plus ardue, mais combien la plus belle, est de former des hommes libres, par conséquent capables d’aimer et qui ainsi passeront leur vie comme notre Maître et Seigneur ‘’à faire du bien.’’
Conséquences
C’est à chacun d’entre vous que je désire m’adresser maintenant pour terminer cette lettre, en lui donnant quelques indications claires et simples qui lui permettent de continuer avec plus de force et de courage son œuvre d’éducation.
Tous, nous devons être persuadés de deux choses :
Il faut se mettre au travail tout de suite ; remettre au lendemain n’est pas digne d’un homme. C’est aujourd’hui même qu’il faut ou changer notre manière de voir les choses, ou transformer nos habitudes. Pour cela nous répéter inlassablement : ‘’Il y a quelque chose à faire, je peux faire quelque chose.’’
Vous parents, votre tâche immédiate, urgente, primordiale est de faire de votre foyer ce mbongui, cette âme où vos enfants se développeront, s’éduqueront, se formeront. Un certain nombre d’entre vous se réunissent régulièrement en groupe de foyers pour discuter ensemble de leur problème de foyer. Que ces groupes se multiplient, se développent. Il ne peut y avoir d’éducation sans ce mbongui familial qui rassemble parents et enfants dans une même case, pour vivre une même vie. Avons-nous suffisamment compris que la disparition de nos mbongui de village était de la part de Dieu une invitation pressante à les recréer au sein de nos foyers… ?
Tout effort entrepris pour rester au foyer au lieu de rendre visite aux amis, au lieu de traîner dans les bars, tout effort entrepris pour discuter en foyer de l’éducation des enfants, tout effort entrepris pour réunir souvent les enfants, tout cela qui coûte et nous oblige à changer nos habitudes, tout cela, ce sont nos enfants qui en seront les premiers bénéficiaires. Tout cela est possible, réalisable aujourd’hui, tout de suite. N’oubliez pas aussi que vous devez de collaborer avec eux qui sont responsables de la formation de vos enfants : les enseignements, les responsables des mouvements de pionniers, les responsables des jeunes, les catéchistes, les responsables de vos paroisses. Sachez discuter avec eux, ne leur refusez jamais une collaboration lorsqu’ils vous la demandent. Je pense, par exemple, aux associations de parents d’élèves, à la construction de classes, ou à toute autre activité qui nous oblige à travailler ensemble.
N’oubliez pas enfin de prier, de prier souvent, de prier en foyer, de prier avec vos enfants. Un père, une mère qui oublie ou néglige de prier souvent pour ses enfants manque gravement à son devoir.
Vous, enseignants, éducateurs, soyez persuadés que nous cherchons à vous aider, dans votre tâche, dans le respect de votre travail et de vos responsabilités. N’oubliez pas qu’être enseignant ou éducateur est un métier qui réclame compétence et intelligence. Vous vous devez de participer à ces séminaires de recyclage, organisés par vos responsables. Ils vous permettent d’adapter vos méthodes aux données nouvelles des sciences sociales, des découvertes pédagogiques. Être éducateur, être enseignant est un métier que l’on doit accomplir avec une conscience professionnelle scrupuleuse. Lorsque vous manquez une classe, lorsque vous ne préparez pas une leçon, ce sont les enfants qui en subissent les conséquences, c’est aussi toute la société congolaise. En avez-vous bien conscience… ?
Être enseignant, être éducateur est un métier, oui ! Mais c’est aussi et surtout une vocation. Vocation que vous avez à découvrir chaque jour. Vous, enseignants et éducateurs chrétiens, n’oubliez pas que vos prêtres, vos religieux et religieuses, eux aussi ont vocation d’éduquer. N’ayez pas peur, n’ayez pas honte de venir discuter avec eux, de dialoguer : vous en serez les premiers bénéficiaires ; les enfants en tireront profit ; ils se sentiront pris en charge et par leurs parents, et par leurs éducateurs et par leurs prêtres.
Vous, catéchistes, qui enseignez aux enfants la Parole de Dieu, avez-vous suffisamment compris que vous êtes des éducateurs de la foi ? Que cela exige de vous un témoignage ! Enseignez ce que vous vivez, ce que vous cherchez à réaliser dans votre vie. Vous avez à faire découvrir une présence : celle du Seigneur ; une vie : la vie de Dieu en chacun d’entre nous ; un don reçu : la foi qui nous permet d’expérimenter cette présence et cette vie dans tous les événements de notre vie. Si nous-mêmes n’avons rien senti, rien expérimenté, comment voulez-vous que notre catéchisme soit ce moment privilégié où l’enfant découvre que tout ce qui fait sa vie : famille, école, paroisse, groupe de pionniers, stade, que tout cela a un sens aux yeux du Seigneur et l’aide à découvrir la volonté divine sur sa propre vie ?
Vous comprenez facilement, frères et sœurs catéchistes, que votre rôle est irremplaçable, merveilleux. Il exige de vous, compétence : ce sont toutes ces journées de formation organisées par la Direction Diocésaine de la Catéchèse ; il exige de vous, humilité pour vous mettre à l’écoute du Seigneur. Humilité qui vous sera donnée dans la prière : priez-vous ? Priez-vous souvent ? Priez-vous longtemps ? Humilité qui vous sera donnée dans les sacrements : communion et pénitence ; humilité qui vous sera donnée par tout ce que nous appelons la vie intérieure, la vie spirituelle. Vous voulez être de bons catéchistes, tant mieux ; que le Seigneur en soit remercié : soyez alors des saints.
Vous, jeunes des classes Terminales, de l’école primaire, des CEG e des Lycées, des Facultés, vous commencez à prendre vos responsabilités, vous cherchez à affirmer votre personnalité, vous voulez être respectés et être reconnus comme jeunes ayant une place, un rôle à remplir dans la vie de votre famille, de votre pays, de votre mouvement, de votre paroisse. De telles aspirations se résument en un mot : vous voulez être des hommes libres et responsables. Vous voulez être libres et responsables ; eh bien, rendez les autres tels : vos frères, vos sœurs, vos aînés. Comment ? En partageant. En partageant votre intelligence et les dons que vous avez reçus. Dans vos classes, il y a des jeunes qui sont faibles, qui n’ont pas de livres, de cahiers : aidez-les dans toute la mesure de vos moyens, travaillez avec eux. En les aidant à se développer, vous vous apercevrez que du même coup c’est vous aussi qui vous êtes développés. Dans vos villages, il y a des cours du soir d’alphabétisation, participez à ces cours, offrez vos services, votre temps, votre compétence. Vous rendrez des femmes et des hommes heureux, vous aussi, par le fait même. Dans vos villages, dans vos CEG, il y a des travaux à faire ; n’attendez pas que le professeur ou le directeur vous oblige à travailler et par punition ; transportez les pierres qui aideront à la construction d’une classe, participez aux opérations de retroussons les manches qui se font autour de vous ; vous aiderez vos aînés à développer notre pays ; c’est vous aussi qui en profiterez.
Si tous et chacun d’entre nous, mettons tout de suite et sans tarder ces quelques conséquences en pratique, croyez moi, il y aura quelque chose de changé dans notre pays, il y aura un pas de fait et nos enfants trouveront auprès de nous l’aide et le soutien qu’ils sont en droit d’attendre.
CONCLUSION
Notre époque est passionnante ! Oui, mais notre époque est difficile. Cette Lettre est une invitation sur un point particulier à nous asseoir et à réfléchir pour pouvoir faire face à nos responsabilités de citoyen et de chrétien.
Notre tentation est grande, ou bien de tout rejeter ce qui a fait notre passé, notre civilisation, nos coutumes ; ou bien au contraire de tout garder, de tout conserver sans rien changer.
Je pense que nous nous devons d’être à la fois fidèles à un passé qui nous modèle encore ; et c’est dans ce sens que nous devons de recréer ce mbongui de nos ancêtres ; et à la fois ouverts à un avenir dont nous ne pouvons pas connaître toutes les données, mais que nous devons préparer par l’ouverture d’esprit, l’initiative que nous saurons inculquer à nos enfants.
Des mots tout cela, me direz-vous. Peut-être… ? Pourtant, en regardant la réalité de tous les jours, il me semble que c’est la seule solution possible. Il est facile de tout casser, de tout critiquer, de tout rejeter… mais pour mettre quoi à la place… ? Il est facile de se raccrocher, coûte que coûte à un passé et à des traditions, sans voir que tout change, tout remue autour de soi. Il est autrement plus difficile, autrement inconfortable de juger le passé et d’en extraire toutes les valeurs éternelles pour les adapter aux réalités du monde technique scientifique que nous vivons.
C’est la solution la plus difficile, la plus confortable, celle qui exige réflexion et courage, c’est la solution vraie et réaliste qui nous permet de préparer une Société de demain, une Église de demain qui saura à son tour répondre à toutes les questions qui lui seront posées.
Seigneur, notre Dieu, toi qui nous as donné cette faculté merveilleuse de donner la vie, donne-nous tous les jours ce pain quotidien dont nous avons besoin pour élever, enfanter développer, faire grandir ces enfants que tu nous as confiés. Donne-nous d’être, comme le propriétaire de l’Évangile, capables de tirer de notre trésor du neuf et du vieux. Amen !
En la fête de Saint Pierre Apôtre
Archevêque de Brazzaville