LA VIE HUMAINE EST SACRÉE (+ Michel Bernard)
Publier le 25 février 1964
LA VIE HUMAINE EST SACRÉE
Carême 1964
Mes frères,
La constitution Liturgique qui vient d’être promulguée et qui est le fruit des premiers travaux du Concile nous rappelle que ‘’le temps de Carême invite plus instamment les fidèles à écouter la Parole de Dieu et à vaquer à la prière et les dispose ainsi à célébrer le mystère pascal ‘’.
Comment Dieu veut-il que j’organise ma vie pour ce qui dépend de moi, comment veut-il que j’agisse, soit vis-à-vis de lui-même d’abord, soit vis-à-vis de moi, soit vis-à-vis de mes proches et de la société, voilà ce que sans cesse je dois me demander.
L’an dernier nous avions essayé de voir comment nous devions en chrétiens faire usage des biens de la terre. Cette année, je voudrais que nous réfléchissions ensemble à cette vérité : LA VIE HUMAINE EST SACRÉE.
Cette Lettre que je vous adresse sur ce sujet, les enseignements et les conseils qu’elle peut contenir, ce sont vos prêtres en quelque sorte qui me l’ont dictée et préparée. Nous tous, en effet, qui avons, devant Dieu, la responsabilité de vos âmes, nous nous préoccupons beaucoup de certains actes dont nous sommes témoins, de certaines tendances que nous constatons et où nous paraissent menacées la dignité et même la vie humaines. Dans le mépris de la vie humaine et de la personne humaine on peut, hélas ! Aller très loin ; l’Europe a connu, dans ce domaine, d’indicibles horreurs durant la dernière guerre et les tribunaux jugent encore à présent ceux qui, à cette époque, abattaient en masse leurs semblables désarmés et impuissants.
Il n’est pas question, grâces à Dieu, de telles horreurs chez nous, au Congo, mais prenons-y garde, si on a pu arriver à ces excès de barbarie, c’est qu’on s’était graduellement habitué à mépriser son semblable, c’est qu’on avait pas fait dans son cœur un barrage à la haine, c’est que, dans le secret et dans l’impunité, on s’était habitué à faire bon marché de la vie d’innocentes victimes avant même qu’elles aient pu voir le jour. Et nos fautes nous suivent, nos fautes individuelles et nos fautes collectives et, de dégradation en dégradation, il n’est pas de turpitudes où l’homme ne puisse descendre.
Si le Seigneur Jésus était là, visible, au milieu de nous, sans nul doute, avec sa bonté infinie, mais aussi avec sa fermeté, il mettrait le doigt sur nos faiblesses, nous en montrerait les redoutables conséquences et nous prescrirait les remèdes. C’est ce que votre Archevêque, avec tous ses prêtres, voudrait faire aujourd’hui, car ni lui ni eux ne veulent être infidèles à leur mission, ni lâches devant le devoir.
La vie humaine est sacrée, c’est ce que je veux vous rappeler, mais il est indispensable qu’au préalable nous nous arrêtions un peu à quelques vérités importantes, aussi je vous demande de réfléchir avec moi sur les trois points suivants :
L’homme est une personne.
La personne humaine est le fondement de l’ordre social.
La vie humaine est sacrée.
L’HOMME EST UNE PERSONNE
La pierre que je trouve dans le lit du Congo n’est pas une personne : elle ne comprend rien, elle ne veut rien, elle n’est pas libre, j’en fais ce que je veux : je la casse en morceaux pour la mettre sur la route ou bien j’en fais des moellons pour servir aux fondations de ma maison.
Le bananier qui pousse derrière ma case n’est pas une personne, lui non plus, il est bien ce bananier et pas un autre, mais il n’a ni intelligence, ni volonté… Mon chien non plus, si bien dressé qu’il puisse être.
L’Homme, lui, est une personne. Tout Congolais qui réfléchit sait ce que c’est qu’une personne. On n’emploie ce mot que pour un homme, seulement pour un homme. Qu’ils soient encore dans le sein de leur mère, petits garçons ou petites filles, écoliers ou écolières, étudiants ou étudiantes, ouvriers ou ouvrières, hommes ou femmes tenant leur place dans la société, vieux grand-père ou vieilles grands-mères, tous et chacun sont des personnes.
Chacun de ces hommes et des femmes peut dire ‘’moi’’. Si c’est un vieillard qui raconte les souvenirs de sa jeunesse, il dit ‘’moi’’, c’est moi qui, il y a trente ans, ai construit cette maison et elle est bien à moi, c’est moi qui ai prononcé telles paroles, pris telle décision et c’est bien moi qui devrai en répondre. ‘’Moi’’, tel que je suis, avec mon nom, mes traits physiques, mon caractère et mon tempérament, moi, qu’on désigne et qu’on distingue de tous les autres, moi, je suis une personne.
L’homme construit sa maison, cultive son champ, organise son commerce, éduque sa famille, parle, réfléchit, décide, aime, rit et pleure, il sait qu’il est libre, qu’il peut choisir entre deux bonnes actions ou entre le bien et le mal, il sait qu’on pourra le féliciter de ses bonnes actions et le blâmer des mauvaises, parce que ce sont ‘’ses’’ actions à lui et qu’il en est responsable.
L’homme est donc une personne parce que, en plus de son corps, il a une âme qui pense et qui aime, parce qu’il sait ce qu’il fait et qu’il peut faire ce qu’il décide. Écoutez ce que nous en dit le Pape Pie XII (Allocution au Corps Diplomatique, Mars 1956) : « L’homme est… maître non seulement des choses mais surtout de lui-même et conscient de sa destinée… et de ses responsabilités de créature faite à l’image de Dieu… »
On le sait bien chez nous et nos langues congolaises réservent à l’homme et à l’homme seulement le mot ‘’Muntu’’, ‘’mutu’’ ou autres de même racine et jamais ils ne l’emploieront pour la pierre ou le bananier, l’antilope ou la tortue. L’homme est une personne, la sagesse de vos ancêtres vous le signifie par tant de vos proverbes qui n’auraient aucun sens, si chaque homme n’avait pas sa personnalité propre, sa liberté et sa responsabilité.
Tout homme, toute personne humaine est donc admirable, elle est admirable, parce que douée d’une âme qui pense, qui veut et qui aime, elle ressemble à Dieu son Créateur qui, Lui, a toute intelligence, toute liberté et tout amour ; on dit même qu’Il ‘’est’’ l’intelligence et la liberté et l’amour. Voici ce que Dieu nous révèle dans le premier des Saints Livres qu’on appelle la Genèse, Ch. I, 26-27 : « Faisons l’homme – c’est Dieu qui parle – à notre image, comme notre ressemblance… Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu Il le créa, homme et femme Il le créa ».
David qui était roi du peuple élu et qui savait exprimer ses sentiments en des chants admirables qui nous sont restés, voici ce qu’il nous dit de l’homme, plein de reconnaissance et d’émotion devant l’œuvre de Dieu : « A peine le fis-tu moindre qu’un ange le couronnant de gloire et de splendeur, tu l’établis sur l’œuvre de tes mains, tout fut mis par toi sous ses pieds. » (Ps 8, 6.7)
Tous les hommes peuvent ainsi comprendre la grandeur de la personne humaine, mais pour les chrétiens c’est encore mieux, parce que nous chrétiens, nous savons que le Fils de Dieu lui-même qui est ‘’personne’’ par excellence, s’est fait homme. Quelle meilleure preuve de la dignité de l’homme pouvait-il nous donner que celle-là ?
Et, s’il l’a fait, c’est encore pour nous élever plus haut, il veut que nous devenions les fils de Dieu, comme il est écrit en Saint Jean (1, 12) : « Mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom… » Saint Paul nous le dit d’une autre manière (Rom 8, 14) : « Tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu ».
Nous sommes semblables à Dieu, frères de Jésus-Christ, c’est si vrai que Jésus s’identifie aux plus petits et aux plus humbles d’entre nous : « Ce que vous avez fait, explique-t-il, à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » et ce que vous n’avez pas fait « à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Mat. 25).
Vous le voyez, mes frères, l’homme est chose sacrée, l’homme est image de Dieu, il est fils adoptif de Dieu, frère du Christ et racheté de son sang, il doit donc être respecté et nul ne peut porter atteinte à la dignité de sa personne.
II. LA PERSONNE HUMAINE EST LE FONDEMENT DE L’ORDRE SOCIAL
Seul Dieu a autorité sur l’homme, parce que l’homme dépend de lui et que l’homme lui doit obéissance. Dieu seul a autorité sur l’homme et il en use avec respect et avec amour, le Pape Léon XIII nous le rappelle dans l’Encyclique ‘’Rerum Novarum’’ : « Il n’est permis à personne de violer impunément cette dignité de l’homme que Dieu lui-même traite avec un grand respect ».
C’est Dieu qui détient toute autorité, pourtant, direz-vous, nous voyons bien, en fait des hommes commander d’autres hommes. C’est vrai, mais, dans ce cas, qu’ils le reconnaissent ou non, leur autorité vient de Dieu ; ils participent à leur mesure à l’autorité de Dieu. Voilà par exemple le père et la mère, c’est de par Dieu qu’ils ont autorité sur leurs enfants et, d’une autre manière, c’est pour les mêmes raisons que l’employeur peut commander ses ouvriers, que le Chef d’État et ses Ministres peuvent exiger l’obéissance des citoyens… Tous ceux-là tiennent leur autorité de Dieu et c’est à la manière de Dieu qu’ils doivent l’exercer c’est-à-dire avec justice, avec amour et avec respect. Nul ne peut donc utiliser un homme comme une chose ou un instrument, ni l’exploiter, ni l’acheter, ni le vendre, ni le blesser, ni le dégrader, ni le tuer…
Si on sort de ces règles, si on détache toute autorité de sa source qui est Dieu, alors, tôt ou tard, on s’expose à l’anarchie, à la ruine et à la mort. Répétons sans cesse ce que nous enseigne la Sainte Écriture : « Si Dieu ne bâtit pas la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent ; si Dieu ne garde pas la cité, en vain la sentinelle veille à ses portes » (Ps 127, 1).
Si le Congo veut être une maison bien construite, une maison belle et solide, il faut que chacun de nous, du plus haut placé jusqu’au plus petit, respecte son semblable.
Il est ridicule de penser : ‘’Oh ! Mais ce n’est pas à ma vie à moi qu’on en veut, ce n’est pas à ma dignité à moi qu’on s’attaque, ce n’est pas mon autorité à moi qu’on veut détruire’’. C’est ridicule, parce que nous sommes tous solidaires, c’est-à-dire dépendants les uns des autres comme les pierres ou les briques d’une même maison se tiennent entre elles et se consolident mutuellement : attenter à la vie de quelque manière que ce soit c’est, tôt ou tard, mettre la vie de tous en danger, attaquer la dignité de mon semblable c’est indirectement attaquer la mienne ; je reste indemne apparemment aujourd’hui, mais demain je verrai moi aussi ma vie menacée, ma dignité d’homme ou mon autorité attaquées, car tout se tient et c’est un édifice même que celui de notre vie humaine ou de notre dignité ou de notre autorité.
Qui donc peut s’arroger le droit d’exploiter son semblable, de lui imposer sa volonté ou ses idées, de détruire ses biens ou sa réputation, de le priver de sa liberté, de la frapper ou de lui infliger des sévices ou bien même de le mettre à mort ? Personne au monde n’a reçu ce droit, car chacun de nous est homme et rien qu’un homme comme les autres, ni plus ni moins.
Cependant, direz-vous, il faut pourtant bien que les malfaiteurs soient poursuivis, jugés et punis. Oui, c’est indispensable, mais ils ne peuvent l’être que par ceux qui ont reçu autorité pour cela, qui sont chargés par Dieu du bon ordre de la société et de l’État. Donc n’importe qui ne peut se mettre à la place des autorités civiles ou des forces de police, n’importe qui ne peut prendre la place du juge et ‘’se faire justice’’ à lui-même, n’importe qui ne peut se mettre à la place de Dieu et décider que tel être vivant pourra naître ou qu’il ne verra pas le jour. Autrement, c’en est fait de nous, de notre liberté, de notre sécurité, de notre paix intérieure et demain l’homme sera devenu un loup pour l’homme.
Ceux qui détiennent le pouvoir et qui l’ont reçu de Dieu ne peuvent pas non plus l’exercer à leur fantaisie, ils sont tenus par les lois divines et humaines. Les lois elles-mêmes en effet sont fondées sur l’autorité de Dieu et nous savons bien qu’une loi qui serait vraiment injuste et contraire à la nature de l’homme ne serait pas une bonne loi, une vraie loi. Ceux qui détiennent le pouvoir sauront donc punir, si c’est nécessaire, mais jamais au-delà de ce que prescrit la loi et toujours en s’inspirant des règles de la justice et de l’équité qui sont inscrites au cœur de tout homme, à moins qu’il ne soit un monstre.
Là encore, vos anciens étaient pleins d’expérience et, dans toutes vos langues, vous retrouveriez nombre de dictons, de proverbes et de fables où s’expriment les principes de cette sagesse dont le Seigneur a mis en nous les germes.
III- LA VIE HUMAINE EST SACRÉE
Puisque l’homme est chose sacrée, sa vie l’est également, sa vie ne dépend que de Dieu seul, nul n’a l pouvoir sur la vie d’un autre si ce n’est Dieu.
L’homme doit donc se mettre de toutes manières au service de la vie humaine, la sienne et celle des autres. Il se met au service de la vie humaine en la protégeant autant que possible contre la maladie et la souffrance, en enseignant à ses semblables les règles de l’hygiène et de la saine alimentation, mais aussi, c’est évident, en leur enseignant leurs devoirs, leurs devoirs et ceux de leurs semblables.
La vie corporelle, celle dont nous parlons maintenant, dans notre pays on se préoccupe de la rendre meilleure et maint de nos services nationaux ont le devoir de s’y employer. Seulement, il ne faudrait pas d’un autre côté que nous, à cette vie, nous portions atteinte par des actes désordonnés et coupables que nous découvrons parmi nous aujourd’hui, rares encore peut-être, mais qui pourraient, s’ils se multipliaient, demain, devenir un fléau pour le pays. Donc :
Gardons-nous de tout acte ou procédé qui puisse dégrader notre frère,
Aucune atteinte à la vie de l’enfant dans le sein de sa mère,
Aucun abandon d’enfant équivalant à un infanticide,
Totale réprobation pour le suicide.
1. Gardons-nous de tout acte ou procédé qui puisse dégrader notre frère , qui puisse mettre en danger sa vie ou sa santé ou encore l’atteindre gravement dans sa famille ou dans ses biens.
Je voudrais tout d’abord que nous tous, nous réfléchissions sur ce point à la portée de nos paroles, lorsque nous nous adressons à plusieurs personnes et en particulier à des jeunes que l’expérience de la vie n’a pas encore formés et qui, de ce fait, sont aisément réceptifs et influençables. Si nos conversations sont passionnées et pleines de haine, nous en porterons la responsabilité devant Dieu et devant les hommes. Mais surtout si, volontairement, et pour exciter des groupes d’enfants irresponsables, nous les soulevons contre leurs frères à l’aide d’arguments habiles peut-être, mais inexacts et mensongers et si nous n’avons à la bouche qu’invectives, menaces et provocations, alors nous sommes odieusement coupables et la responsabilité des violences que ces jeunes, surexcités et chauffés par nous, auront commises demain peut-être, cette responsabilité c’est nous qui la porterons… Et si ces violences devenaient des crimes… Peut-être échapperons-nous à la justice des hommes, mais celle de Dieu, soyons-en sûrs, nous poursuivra.
Voulons-nous avoir à répondre de mauvais traitements dont la seule pensée nous remplit de honte et où la victime est humiliée, dégradée, terrorisée, réduite à rien ? Voulons-nous avoir à répondre de souffrances infligées cruellement et que ne légitime jamais même la nécessité de poursuivre une enquête ? Ne l’oublions pas, toutes les dispositions que peuvent exiger le bien commun, l’ordre social, la sûreté de l’État ne doivent jamais être laissées à l’initiative des individus, mais doivent toujours, au contraire, être contrôlées par les autorités et rester ainsi sous leur entière responsabilité.
On doit échapper de la sorte aux arrestations arbitraires, aux détentions illégales, aux conditions inhumaines d’emprisonnement ; on doit éviter de la sorte ces procédés barbares d’investigation qui ont hélas ! déjà fait leurs preuves dans d’autres pays et que la conscience humaine réprouve.
Dans un domaine qui nous est plus familier, demandons-nous si nos employés, nos ouvriers, nos serviteurs, ont toujours des conditions de travail vraiment dignes ; si les possibilités de sécurité et d’hygiène que nous leur procurons sont suffisantes, si nous n’exigeons pas d’eux, indûment, des heures trop prolongées de présence à l’atelier où ils travaillent, au magasin où ils servent, à la maison où ils sont boys ou cuisiniers… il ne faut pas que nous leur donnions l’impression de les ignorer ou de les mépriser, il faut au contraire qu’ils sentent que nous apprécions leur dignité de travailleurs et que nous comprenons leur fierté.
En un mot, au nom de notre christianisme mais aussi au nom de l’humanité, rejetons tout ce qui avilit la personne de nos semblables, ce qui peut blesser leur dignité, mettre en danger leur santé et leur vie et indirectement celles de tous les leurs. Surtout, gardons-nous de la haine qui inspire et provoque tous les excès et porte avec elle tous les germes du ressentiment et de la vengeance. La loi du Seigneur Jésus y est diamétralement opposée, elle qui demande d’aimer nos ennemis et de pardonner les injures. Ce n’est pas en se laissant aller à la passion débordante qu’on prouve sa force d’âme et sa grandeur, mais, bien au contraire, en la dominant, en la maîtrisant et en se contrôlant soi-même.
2. Prenons conscience de la gravité d’un mal dont les premiers symptômes se manifestent chez nous, qui porte atteinte à la vie de l’enfant dans le sein de sa mère et qu’on appelle l’avortement.
Si vous interrogez vos anciens, vous verrez tout de suite qu’une telle pratique leur fait horreur. La vie dans sa force et sa richesse est comme la base de leur sagesse et le point de départ de toutes leurs conceptions. Tout, à leurs yeux, dans la pratique de l’existence, doit être mis au service de la vie pour qu’elle se conserve, se transmette et se perpétue. On trouve donc chez eux la plus haute estime de la fécondité, ils la considèrent comme une bénédiction ; aussi la femme enceinte est-elle l’objet d’honneur et de soins. Comment dès lors la future maman pourrait-elle être ennemie de cette vie nouvelle qu’elle a donnée et qui, demain, va naître d’elle ?
Pourtant, on entend parler chez nous de quelques jeunes femmes qui osent supprimer l’enfant qu’elles ont conçu et il n’est personne parmi nous qui puisse nier que de tels cas se produisent. Le motif de ce meurtre est à chercher parmi les plus bas : l’enfant qui naîtrait viendrait déranger les projets qu’on avait pu faire ou les activités de la future maman, simplement peut-être le cours des études en serait-il perturbé ; alors, par pur égoïsme, on supprime une vie, à moins qu’on ne soit inspiré par des mobiles plus vils encore tels que seraient la sensualité ou le commerce du corps féminin.
Gardons-nous de jeter la pierre seulement à la jeune femme, elle n’est pas seule coupable, mais bien toute la société qui l’entoure et le jeune garçon, son complice surtout peut-être ses parents. On dit même en effet, est-ce possible ? Que les parents dans certains cas se font les instigateurs du crime !...
Car c’est d’un crime qu’il s’agit. « Tout être humain, disait le Pape Pie XII aux sages-femmes, en 1951, même l’enfant dans le sein de sa mère, tient le droit à la vie immédiatement de Dieu, et non des parents ou de quelque société ou autorité humaine. Donc, il n’y a aucun homme, aucune ‘’indication’’ médicale, eugénique, sociale, économique, morale qui puisse exhiber ou donner un titre juridique valable pour disposer directement et délibérément d’une vie humaine innocente. » Il s’agit là de ‘’principes fondamentaux et immuables’’ maintes fois rappelés par l’Église et qui ne sont que l’application de la loi divine que le Nouveau Testament nous rappelle (Mt 19, 6) : ‘’Tu ne tueras pas’’. Tuer l’innocent, à quelque stade que ce soit du développement du fœtus, dans le sein de sa mère, c’est un crime. La loi de l’Église est formelle qui nous enseigne au Canon 2350, §1 : « Ceux qui produisent un avortement, sans excepter la mère, encourent, si l’effet a été obtenu, une excommunication réservée à l’ordinaire. » Autrement dit, un prêtre dans ce cas ne peut lever l’excommunication, il faut recourir à l’Évêque.
Je crois que nous ne pouvons pas achever cette mise en garde sur ce grave problème sans insister sur la responsabilité des parents. Même s’ils ne sont pas les auteurs directs de l’avortement, même s’ils n’y ont pas poussé leur fille par leurs conseils pervers ou par leurs blâmes inconsidérés, n’ont-ils pas, du moins, à se reprocher de sérieuses négligences ? Qu’ils se posent sincèrement devant Dieu les quelques questions suivantes : dans quels principes ai-je élevé mon enfant ? Ai-je fait mon possible pou lui donner le sens du péché ? Les conversations qu’on tenait devant elle à la maison étaient-elles de nature à lui faire apprécier la pureté ? La maman s’est-elle préoccupée de donner à sa fille une saine initiation aux problèmes de la vie ? Quels jugements portait-on devant elle sur l’amour chrétien, le sacrement de mariage, l’honneur de la maternité ?... Ces questions vont peut-être causer à quelques-uns d’entre vous une inquiétude. Bienheureuse inquiétude ! il est bon, en effet, que vous preniez nettement conscience de vos charges en matière d’éducation et que vous vous prépariez courageusement à y faire face chaque jour et pas seulement dans les grandes circonstances de l’existence. C’est dans ce souci constant, dans ce fardeau porté sans relâche que réside la grandeur de votre rôle de parents chrétiens. Peut-être ne pourrez-vous pas, malgré tout, éviter à vos enfants toutes les chutes, mais vous les aurez du moins armés pour la lutte et votre conscience pourra s’en rendre le témoignage.
3. Il est aussi des cas d’ abandon de l’enfant dans des conditions telles que la mort peut s’en suivre et même peut-être est-il aussi des cas d’infanticide direct . Les journaux eux-mêmes nous signalent celles de ces monstruosités dont la justice a eu à connaître.
Ainsi une mère, de propos délibéré, peut tuer l’enfant qui est né d’elle ou l’abandonner de telle manière que sa mort soit inévitable ! Quel être humain normal et de droite raison ne frémirait d’horreur en évoquant pareille abomination !
Il faut encore en revenir à l’enseignement de l’Église que nous rappelle le Pape Pie XII (Allocution aux Associations de Familles nombreuses du 27 novembre 1951) : « La vie humaine innocente, en quelque condition qu’elle se présente, est soustraite dès le premier moment de son existence, à toute attaque directe volontaire. Ceci est un droit fondamental de la personne humaine, d’une valeur générale dans la notion chrétienne de la vie, qui vaut aussi bien pour la vie encore cachée dans le sein de la mère que pour la vie déjà éclose en dehors d’elle, et aussi bien contre l’avortement direct que contre le meurtre direct de l’enfant avant, pendant et après l’enfantement. »
Certes, nous devons compter sur la fermeté de l’État pour réprimer de tels crimes puisqu’il doit être le défenseur des innocents et qu’il doit les protéger par des lois et pénalités appropriées ; mais comprenons bien que c’est à nous qu’il appartient de lutter de toutes nos forces contre un état d’esprit indulgent pour ces fautes, qui aurait actuellement tendance à se répandre et causerait dans l’avenir les plus graves désordres. Plus que jamais, en des questions aussi graves, il convient de faire appel à la sagesse ancestrale à qui les données de notre foi chrétienne apportent le plus ferme appui.
4. Il me reste à vous parler du suicide , acte par lequel, de sa propre autorité, un être humain se donne volontairement la mort.
Vous avez certainement entendu parler de l’un ou l’autre de ces cas. Pour échapper aux difficultés de la vie, à de grosses déceptions ou bien parce que, contre son gré, on a été obligé de contracter un mariage sans amour… On prend un médicament courant, mais on le prend à dose mortelle.
A-t-on le droit d’agir de la sorte ? Non, sans aucun doute, puisque, nous l’avons dit, notre vie n’appartient qu’à Dieu et que seul il peut en disposer. Attenter à sa propre vie c’est donc usurper les droits de Dieu et c’est une lâcheté envers soi-même et envers la société. Il ne s’agit pas ici en effet de risquer ou de sacrifier sa vie pour un bien supérieur, pour sauver la vie des autres par exemple ; le médecin et ses aides qui pour soigner leurs malades, courent des risques de contagion, bien loin de manquer au devoir en donnent au contraire un magnifique exemple. Il s’agit dans notre cas, hélas ! De se débarrasser d’une vie qu’on estime insupportable ou d’échapper à des souffrances physiques ou morales qui, pense-t-on, nous dépassent.
L’Église se montre sévère dans ce cas, puisque, dans sa législation, elle décide, au Canon 1240, §1 : « Sont privés de la sépulture ecclésiastique, à moins qu’ils n’aient donné quelques signes de pénitence avant leur mort… ceux qui se sont donné la mort délibérément. » Le mal est si grave et si dangereux pour la société qu’on comprend une telle sévérité, mais, quand il pense à son frère humain qui s’est donné la mort, n’est-ce pas surtout la tristesse qui s’empare du chrétien ? Il est terrible de penser qu’un homme en arrive à mépriser si gravement les droits de Dieu et s’il est chrétien, qu’il puisse à ce point devenir aveugle. Pour lui s’effacent totalement les perspectives que la loi lui présente et qui auraient dû éclairer sa destinée. Affreux aveuglement ! on oublie la soumission que la créature doit à son créature, le fils à son père et on se refuse à faire confiance à Dieu dont on sait pourtant qu’il est Amour et qu’il veut notre plus grand bien. Le Seigneur veut nous conduire au bonheur, mais il garde le choix de la route, pouvons-nous, parce que la route est dure, refuser de la suivre ?
Certes, la souffrance reste pour nous, ici-bas, mystérieuse, mais dans ce mystère de la souffrance humaine, le Fils de Dieu lui-même a voulu s’enfoncer : il faut le suivre d’abord à l’agonie et au calvaire, si on veut être près de lui à la résurrection. C’est avec la sienne que notre souffrance prend sa propre signification de salut et de rachat, pour nous et pour les autres.
CONCLUSION :
Mes frères, il faut le constater loyalement, ces abus que j’ai signalés, si nous n’y prenons garde, menacent sérieusement la dignité de l’homme image de Dieu, notre dignité, ils peuvent même mettre en danger notre vie. Les conséquences de ces abus peuvent être immenses ; de nombreux exemples pourraient en être donnés à travers le monde contemporain.
Protéger les droits de la personne humaine est affaire si importante que le Pape Jean XXIII l’assigne comme le but suprême que doit poursuivre la communauté mondiale. Voici ce qu’il dit dans l’Encyclique Pacem in Terris : « Pas plus que le bien commun d’une nation en particulier, le bien universel ne peut être défini sans référence à la personne humaine. C’est pourquoi les pouvoirs publics de la communauté mondiale doivent se proposer comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine. »
Alors, nous chrétiens congolais, pratiquement que devons-nous faire ?
D’abord, nous devons réfléchir pour bien voir tous les aspects de ces graves problèmes et en peser les conséquences.
Puis nous devons confronter ces procédés, ces manières de faire qui menacent notre société avec l’esprit de l’Évangile, où Dieu nous fait connaître sa volonté où nous devons donc trouver l’orientation de notre vie.
Ensuite, nous devons être courageux, nous devons parler et agir courageusement. Beaucoup d’entre nous, et spécialement parmi les adultes, ont de longue date discerné le mal. Mais trop souvent ils se taisent. Ils constatent que ces abus, dont nous avons parlé, sont le fait, dans la plupart des cas, d’adolescents ou d’adolescentes ; ils s’en lamentent sous le manteau, ils s’en plaignent dans l’intimité, mais ils ne font rien, ils ne disent rien. Seraient-ils lâches ? De qui ont-ils peur ? Des conversations se tiennent devant eux, on y exprime des sentiments ou des idées qu’ils désapprouvent, on prétend y légitimer le suicide, l’infanticide, l’avortement, les violences, la haine, la vengeance ; ils entendent, ils ne disent rien, ils ne protestent pas. Qui se tait s’accorde. C’est un silence coupable, il faut porter la contradiction, exposer la vérité, faire parler le bon sens, il faut réagir toujours et partout à moins d’être infidèle à son devoir.
Des parents se désolent de l’inconduite de leurs enfants, des hommes et des femmes déplorent que les frères ou parents qu’ils hébergent grossissent les rangs du désordre et se livrent à tous les excès. Mais que font-ils pour empêcher ce mal ?
Quels conseils donnent-ils ? Quel contrôle exercent-ils ? Quelles sanctions prennent-ils ? Il n’est pas question de réduire l’éducation de la jeunesse à une sévérité inconsidérée, mais aucune éducation ne se conçoit sans contrôle et sans sanction. Trèves de plaintes, prenons nos responsabilités et, s’il y a des risques, sachons les courir. Si l’ordre, la discipline, la bonne entente n’existent pas à la maison, dans la famille, dans le quartier et au village, alors, soyons-en sûrs, l’anarchie est à nos portes.
Il ne faut pas toujours s’en remettre aux autres de l’accomplissement de tous ses devoirs, il ne faut pas se décharger indéfiniment sur les autorités scolaires, sociales, religieuses ou civiles de tous les devoirs d’éducation, de diffusion de la vérité, de combat contre le mal. Il faut en prendre sa part, en liaison, en collaboration active avec tous les éléments qui concourent au bien commun de notre pays.
Enfin, c’est évident ! nous les chrétiens, nous devons prier et prier ardemment et prier avec persévérance. Il ne s’agit pas seulement de prononcer des formules qu’on répète sans attention, il s’agit de faire silence autour de soi et en soi, réfléchir devant Dieu, de lui parler et de l’écouter. C’est lui qui mettra dans nos cœurs de bonne volonté, justice, charité, respect pour nos frères ; c’est lui aussi qui nous inspirera le courage persévérant pour nous montrer toujours au dehors tels que nous devons être, des chrétiens.
En terminant, humblement répétons l’invocation de nos litanies : Ab ira et odio et omni ma la voluntate, libera nos Domine. De la colère, de la haine et de toute mauvaise intention, délivrez-nous Seigneur.
Brazza ville, le 28 Février 1964
Archevêque de Brazzaville